ANILORE BANON

ALAIN ETCHEGOYEN - PHILOSOPHE

«L’autre soir il tonnait, et sur la terre aux tombes j’écoutais retentir

cette réponse à l’homme, qui fut brève et ne fut que fracas.»

 

Saint-John Perse (Chant pour un équinoxe)

 

 

 

Commémorer

 

Comme maints enfants de France, j’ai été emmené par mes parents pour une excursion sur les Plages du débarquement : musée d’Arromanches, pont d’Ouistreham, cimetière d’Omaha Beach, blockhaus en ruine etc. Et puis, un tour sur lesdites plages, sereines, sablonneuses, peuplées de grappes humaines, comme partout ailleurs. La mer, la plage, les vagues, les corps étendus. Il fallut quelques documentaires, longs métrages et reconstitutions diverses pour prendre conscience du débarquement lui-même, du sang sur le sable à la recherche du soldat Ryan ou de la longueur du jour sous «le déluge de feu». 

 

J’appartiens à cette génération qui n’a pas connu de guerre à domicile. Les guerres se regardent à la télévision. Génération chanceuse qui vit ainsi une très rare période dans notre histoire faite de bruits et de fureurs, en variant les ennemis, les armes et les champs de bataille. L’expérience d’une prodigieuse accélération du temps sous l’empire des progrès techniques nous a rendus amnésiques : le temps nous devient opaque et les combattants sont tous anciens, tout juste préservés par l’allongement de la vie, bientôt disparus. 

 

L’Amérique même se rapproche dans l’espace mais son armée de libération qui débarqua en Normandie est occultée par les conflits du jour et les polémiques que d’autres guerres, exotiques celles-là, dissimulent à notre conscience.  La référence répétée au devoir de mémoire ne découle pas des horreurs exceptionnelles du vingtième siècle qui, d’un point de vue strictement comptable, en connut plutôt moins que les précédents, mais de cette amnésie rampante qui ronge notre sens de l’histoire et réduit notre sens de l’hommage.

 

L’hommage n’est plus rendu que dans des formules de politesse convenues quand il signifiait dans l’ancien monde l’acte par lequel un homme était reconnu comme Homme dans le mouvement même d’une fidélité reconnue. Dans notre économie et notre société, criblées d’infidélités multiples, le devoir de mémoire exprime l’urgence d’une fidélité sans laquelle nous serions balayés par toutes les invasions barbares.

 

La commémoration n’est donc pas un acte rituel, répété grâce aux chiffres ronds des anniversaires, c’est une mémoire commune et une célébration. Les cimetières sont silencieux et leurs croix alignées, comme des chiffres macabres, sont les tristes traces des corps tombés au champ d’honneur. Nous, Français, pouvons décider d’y aller voir, impressionnés alors par la quantité. La commémoration ne compte pas les morts, elle dit leur sacrifice.

 

En d’autres temps, peintres, sculpteurs et architectes représentaient, modelaient, érigeaient pour qu’au coeur des villes et dans le choeur des cathédrales, la mémoire s’impose à tous nos sens. Bien sûr, à chaque chiffre rond, il faut des cérémonies et des cortèges officiels et des discours. Mais les paroles s’envolent, éphémères, tandis que les oeuvres d’art restent.

Thaumas

 

 

Les plages sont de sable fin et la mer toujours recommencée. Le flux et le reflux ont nettoyé depuis longtemps les traces, les trous et les débris. La vie a repris ses droits, comme on dit. Les victimes reposent en paix, de cette paix qu’ils ont conquise pour nous, dans le sacrifice de leur vie ou la chair de leurs corps. 

 

Il manquait à ces lieux, non point une trace, mais un objet d’étonnement. Un mémorial se visite. Délocalisé, il rappelle que des hommes sont morts un peu partout, sur les plages mais aussi dans les terres, dans le bocage, dans les bourgs libérés. 

 

Mais en 1944, on attendait depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, le jour du débarquement, le jour où nos alliés poseraient le pied sur le sol français, de façon massive et définitive. Le sol fut meuble, entre terre, mer et sable. Il fallait traverser à découvert, sans relief protecteur, ce sol inondé de balles et d’obus. 

 

La plage aujourd’hui ne surprend plus que par son nom américain, Omaha Beach. Intellectuellement, chacun devine l’événement. Manque l’étonnement. Celui-là même dont parle Platon quand il évoque la philosophie, fille de Thaumas. Celui-là même qu’analyse Hegel quand il contemple les pyramides. Le Nil et le désert sont objets naturels inscrits dans un long processus que nous dévoilent les géographes, comme ils expliquent aussi le sable, la mer et les marées. 

 

L’oeuvre d’art est au contraire une irruption de l’esprit dans le monde naturel, irruption dans laquelle l’esprit affirme sa différence radicale et sa liberté essentielle. Cet objet-là n’est pas naturel, il ne dérive pas d’un déterminisme mécanique et répétitif. Cet objet est bien matériel, sensible, composé d’une matière qui provient de la nature. A ce titre, il frappe nos sens et nous pouvons le toucher, le voir. 

 

Seul l’esprit lui donne sa forme, et en informant cette matière nous informe nous-mêmes sur son sens. L’étonnement naît de cette rupture, de cette humanisation de la matière qui s’étend à tout le lieu sans s’exténuer. J’entends le bruit de la mer, le crissement des pas sur le sable ; je vois le flux et le reflux ; je respire l’odeur iodée et ma salive se sale de particules aériennes. Mais l’étonnant objet, incongru en ces lieux de plaisance, sollicite ma mémoire. 

L’étonnement provoque l’anamnèse.

 

 

Mais qu’est-ce que ça représente ?

 

Dans la première phase de mon étonnement, j’ai perçu l’homme et son travail et sa volonté de planter là quelque chose dont la nature est incapable. Puis vient l’inévitable question : qu’est-ce que ça représente ? L’étonnement serait moindre et la surprise modérée si, de marbre ou de bronze, des corps armés et casqués, entraînés sous une bannière étoilée, re-présentaient une scène possible voire probable du jour le plus long. 

 

On y verrait alors des soldats héroïques, dans la grande tradition des Monuments aux morts, figés dans une position qu’auraient pu immortaliser maints photographes réactifs. 

Mais l’oeuvre d’art ne peut être re-production du sensible, redoublement de la matière, simple imitation de ce qui est déjà-là ou déjà-vu. 

 

L’art se déploie dans la différence et non dans la redondance. Des hommes, fussent-ils des héros et des combattants de la liberté, restent des corps naturels s’ils sont figés dans la représentation supposée d’un moment historique. Comme le montre si bien Magritte avec sa Condition Humaine, l’œuvre d’art se réduit à l’épaisseur matérielle du chevalet si son contenu ne fait que répéter le paysage vu par la fenêtre. Ainsi le contemple-t-on, dans le Voyant, créer avec minutie un oiseau en observant attentivement un oeuf…

 

Cet étonnement au carré ajoute encore à l’humanité et à ses signes anamnestiques. Mais il n’est pas d'oeuvre d’art sans titre, sans une dénomination qui en indique le sens. Quand il n’est pas question de re-présenter, il reste à présenter l'oeuvre, c’est-à-dire à en indiquer le sens. 

On soutient parfois que l'oeuvre d’art se suffit à elle-même et que les commentaires sont superfétatoires en ce qu’ils en manifesteraient l’impuissance évocatrice. Les deux propositions me semblent justes car l’étonnement demeure l’effet premier du geste créateur. Pourtant l’esprit étonné peine à rester coi et la surprise elle-même s’alimente du sens. Si l’homme est bien cet être qui évalue et qui interprète, comme le soutenait Nietzsche, les évaluations et les interprétations seront multiples et jamais une oeuvre d’art n’est épuisée par les commentaires.

 

 

Les Braves

 

Bravo les braves ! Puisque les deux mots ont étymologie commune, il n’est pas insensé d’associer l’hommage au titre même de la sculpture. Il était bon d’utiliser un lexique quelque peu désuet pour une célébration. Le mot se prête aujourd’hui à certains usages dérivés qui font ironiser sur les bravades ou les bravaches. Cependant, les Courageux eussent été une dénomination plus pauvre : les Braves évoquent l’hommage susdit mais aussi le terrible défi qui consiste à braver. «Nul n’est brave contre les fantômes. Aussi le brave va-t-il à la chose réelle avec une sorte d’allégresse, non sans retours de peur, jusqu’au moment où l’action difficile, jointe à la perception exacte, le délivre tout à fait. On dit quelquefois qu’alors il donne sa vie ; mais il faut bien l’entendre ; il se donne non à la mort mais à l’action.», écrivait le philosophe Alain. 

Sans doute existe-t-il un mystère de la guerre qui réside davantage dans la bravoure que dans le courage. Alain revient sur cette énigme : «Quoi ? Tant d’hommes pour mourir, et si peu pour braver les pouvoirs ? (…) Ce n’est qu’à la guerre que les hommes trouvent l’occasion de vivre une fois ou deux avant de mourir». 

 

Vaillance et noblesse, héroïsme et sacrifice, sont enveloppés dans ce mot des Braves. Les Braves suscitent l’admiration et un nouvel étonnement accroît les deux précédents : comment ont-ils pu faire preuve d’une telle bravoure ? Comment des américains ont-ils pu se sacrifier si loin de chez eux, face à un terrible ennemi presque invisible ? Aurions-nous été capables d’une telle action ? Dans les traditions belliqueuses et militaires, n’est-ce pas pure folie que d’envahir pour libérer et non pour occuper ou annexer ? Encore un étonnement de plus : Comment pouvons-nous n’y pas penser toujours ?

 

Création

 

Combattre l’amnésie, c’est aussi lutter contre toutes les formes de banalisation. La création artistique est faite pour ça. Cioran aimait définir l’art comme «la revanche de la créature contre une création bâclée». Soit, la matière est là, même transformée par l’homme comme l’est l’acier, matériau des Braves. L’acier se fabrique, il reste dans l’ordre de la production, utilisé dans nos couverts, nos machines à laver ou nos boîtes de boisson. L’acier incorpore de la technique et l’artiste le recueille comme une matière sensible, résistante à l’esprit, contraignante. 

 

Seule la forme de la sculpture est humaine. Et moins elle re-présente les hommes aux combat, plus elle est humaine. L’art humanise la matière dans cette création de formes qui lui donne son sens. Sans visages, sans corps, sans armes, sans hémorragies terribles, l’œuvre accomplit son humanité en spiritualisant la matière.

 

Certes la matière n’est pas indifférente. Posée dans le sable, en partie immergée au rythme du flux et du reflux, elle concentre les quatre éléments avec lesquels certains anciens pensaient l’Être même. L’eau et la terre vont de soi : telle est la posture de l'oeuvre et le signe de cette libération amphibie. L’air est partout présent. A gauche et à droite, puisque les sculptures sont sous-titrées, Ailes de l’espoir et Ailes de la fraternité. Mais aussi partout alentour tant l’acier devient aérien dans la composition créative d’Anilore Banon. Le feu enfin et doublement : l’acier est un produit de fusion rougeoyant qui ne prend forme provisoire au bout de la coulée continue. Surtout, les deux parties latérales de cette sculpture monumentale, évoquent autant des flammes que des ailes. J’y perçois, personnellement davantage des flammes que des ailes tout en respectant leurs appellations d’origine contrôlée. Leurs mouvements évoquent la danse aléatoire des flammes qui s’échappent d’une substance ignée. Le feu ne pouvait être absent de cette création tant le mot est présent dans tous les récits du terrible débarquement — du feu de l’action à la progression sous le feu — , comme une synecdoque de la bataille acharnée depuis le célèbre roman de Henri Barbusse.

 

Valeurs

 

Anilore Banon veut nous indiquer des pistes avec son titre et ses sous-titres. Debout la liberté désigne la structure centrale de l’ensemble sculptural, entouré des Ailes de l’espoir et des Ailes de la fraternité. Liberté, espoir et fraternité se prêtent effectivement à toutes allégories. Par nature, ces notions ne se représentent pas, ce qui justifie encore de ne pas réaliser la re-production d’une scène plausible.

 

Aucun artiste ne peut interdire des commentaires différents. Personne n’est contraint de suivre l’intention du créateur. Son oeuvre lui échappe et chacun, chaque passant sur la plage d’Omaha Beach pourra laisser dériver son imagination sans avoir tort dans son interprétation. Quelle que soit notre liberté de donner un sens, l’indication de l’artiste peut nous orienter et nous pousser à rechercher le lien entre cette intention et le résultat planté entre eau et sable. En effet, l’acier spécial, fabriqué pour résister aux agressions marines, travaillé par des ouvriers et des techniciens professionnels, ne prend forme que dans la réalisation de ces intentions formalisées dans des schémas et des constructions géométriques. 

 

Je perçois en effet que quelque chose s’élève et se lève et se relève, que mieux vaut mourir debout que de vivre à genoux. La liberté centrale s’affirme dans la position verticale d’une rectitude unique dans l’ensemble sculptural. Derrière cette affirmation catégorique, d’autres courbes d’acier remontent difficilement, comme encombrées par le poids de la matière ou une soumission passée, dans un mouvement collectif pour rejoindre la vertu verticale. Les Ailes de l’espoir et les Ailes de la fraternité sont presque symétriques, chacune de l’un et de l’autre côté de la liberté Debout, comme sur les ailes de la liberté.

 

Etonnante, cette trinité reste mystérieuse. Je me sentais frustré dans mes propos et analyses. Il me manquait quelque chose qui entamait mes phrases et me laissait un goût d’inachevé. Je savais bien, depuis le début, d’où provenaient mes doutes. Il me manquait l’émotion primordiale, l’étonnement immédiat, la perception du Tout. J’attendais la vision de cette Trinité dans son espace. Je ne pensais encore l’étonnement qu’avec mon entendement. 

 

Je savais bien que ce lien intime entre le débarquement de nos sauveurs américains et anglais d’une part et les sculptures d’Anilore Banon d’autre part, n’était qu’imparfaitement exhibé dans les croquis, les maquettes ou les dessins : dressés sur la plage de Omaha Beach.

Les voici plantés comme des principes d’avenir, ancrés dans ce lieu historique, ils métamorphosent le paysage en inscrivant notre mémoire dans l’espace. 

 

Alors, avec la force des sensations et sous le coup de l’émotion, je me sens riche de nouvelles interprétations, comme d’autres, nombreux et béotiens, saisis par l'oeil et la mémoire. 

 

Comme l’écrivait Pierre Francastel, rien ne vaut la Figure et le Lieu, la Figure dans le Lieu. Thaumas !

 

 

 

Alain Etchegoyen

Philosophe